Le Figaro – 19/02/15 De « la religion civile républicaine »
Je vous propose la lecture de cet article d’Arnaud Teyssier qui incite à la réflexion.
Pour information, Arnaud Teyssier est historien, diplômé de l’ Ecole Normale Supérieure. Enarque, il est actuellement inspecteur général de l’administration en poste au Ministère de l’Intérieur.
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Si chacun se perd en conjectures sur le sens et la portée du « 11 janvier », du moins jamais les mots de « république » et de « républicain » n’avaient connu une telle fortune.
Le débat autour du projet de « service civique » a remis au goût du jour cette antique notion de « civisme » qui avait été trop longtemps reléguée par celles de « citoyenneté » et autres « engagements citoyens ». Or il y a dans le civisme une dimension plus combative, plus volontaire, plus « romaine » que dans la « citoyenneté », qui renvoie davantage à un état juridique et social et dont l’usage abusif sous forme d’épithète ne produit plus que des banalités sans fin.
Le citoyen authentique est un individu porté par la conscience d’une transcendance, qui lui assigne des devoirs et l’inscrit dans la durée : il est prêt, si les circonstances l’appellent, en particulier si le salut public l’exige, à faire des sacrifices, avant de revendiquer des droits et de distribuer des leçons. Car la République, le civisme, ne sont pas de simples mots vides de sens.
Etre républicain n’est pas seulement un état autoproclamé par lequel on se distinguerait à peu de frais de ceux qui sont présumés ne pas l’être. C’est avant toute chose une façon d’affronter la modernité, qui – quelle surprise – ne charrie pas que du bonheur et du bien-être. Le « vivre ensemble », c’est bien, mais parfois un peu court pour porter l’ambition et l’avenir d’une nation.
Au début des années 1900, Daniel Halévy, jeune intellectuel dreyfusard, s’adressait au public des Universités populaires pour faire sentir « la notion du tragique et des mœurs » et la nécessité de maîtriser les effets ambigus du progrès. Il en tira en 1903 un roman d’anticipation, Histoire de quatre ans. 1997-2001. « Ces multitudes autrefois besogneuses, qu’allaient-elles faire de leurs âmes et de leurs corps oisifs ? L’utilisation des loisirs devint la plus pressante des questions sociales. » Mais vient le jour où les peuples d’Europe succombent, victimes de leurs défaillances physiques, morales, culturelles. Dès lors, « ils n’ont plus rien à combattre, et ils tombent. »
Cette prophétie, Portalis, l’artisan du Concordat et du Code civil sous Bonaparte, l’avait pressentie lorsqu’il disait qu’une société déchristianisée, réduite à une métaphysique purement civile, éprouverait bien des difficultés à maintenir sa cohésion. C’est ce que comprirent les fondateurs de la IIIème République – Gambetta, Ferry et leurs épigones – lorsqu’ils entreprirent de reconstruire un ordre de valeurs propre à la société républicaine, tout en conservant la puissante armature administrative léguée par les régimes qui les avaient précédés.
La référence devint la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 – un texte à portée concrète, rédigé sous la monarchie… Les instruments privilégiés du réarmement moral furent l’Ecole, puis l’Armée avec le service militaire universel, enfin notre droit public lui-même, qui allait progressivement inscrire dans nos règles sociales la force effective de principes en apparence déclaratifs : nos libertés individuelles, mais aussi les prérogatives de puissance publique nécessaires à la suprématie de l’intérêt général. La séparation des Eglises et de l’Etat en 1905 consacra cette morale de l’esprit civique, qui s’identifiait certes à un affranchissement de toute religion, mais allait en réalité bien au-delà et représentait un acte de foi dans la force de l’Etat républicain – ce « grand acte de confiance » dont parlait Jaurès.
Ainsi est née cette « religion civile républicaine » qui prit toute sa dimension avec la Grande Guerre, puis, pour prix de tant de souffrances, trahit ses faiblesses dans l’entre-deux-guerres. L’esprit reconstructeur de la Résistance effaça les humiliations de 1940 et de l’Occupation. Mais c’est la Vème République qui rétablit véritablement les choses, lorsque de Gaulle, combattant de 1914, figure dominante et assumée de la Résistance, révéla enfin la vérité de notre république, la manne cachée de l’esprit civique et de l’énergie miraculeuse qu’il peut produire. Car la force du sentiment républicain ne saurait naître de simples incantations.
Le sentiment républicain, l’esprit civique doivent s’incarner dans des institutions politiques fortes et respectées, exprimant une forme de sacralité. Et dans une administration pleinement reconnue et capable d’assumer sa fonction médiatrice. Or nous sommes depuis trente ans à l’âge du « pouvoir informe », qui, comme l’exprimait en 2008 Jean-Pierre Le Goff dans La France morcelée, « brouille les responsabilités et les rôles » et « verse dans l’opportunisme et la démagogie face à une « demande sociale » éclatée et contradictoire qu’il contribue par son attitude même à entretenir et à développer ». Il est bien possible que confronté aux épreuves, le peuple français, dans ses tréfonds, en ressente désormais une coléreuse frustration.
La suppression du service national, décidée par Jacques Chirac au moment même où la société française commençait de se trouver confrontée aux exigences les plus impérieuses de l’intégration, la submersion de l’école par les communautarismes et par ses propres contradictions, la crise de légitimité de l’Etat, sur lequel les politiques si souvent se défaussent, et l’affaiblissement de ses prérogatives juridiques ont profondément atteint les ressorts de la religion civile républicaine française. Comment s’étonner, dès lors, que nous éprouvions quelque peine à organiser les relations entre la République et une religion aussi articulée avec la société que l’est l’islam ? Et comment s’étonner que nous assistions depuis des années à l’évidement du gaullisme par le Front national, qui, indifférent aux imprécations, le dépouille peu à peu de son héritage moral et institutionnel ?
La droite, qui semble avoir perdu le sens des institutions, comme la gauche, qui s’est toujours méfiée de leur puissance, seraient bien avisées de méditer, mais en pesant chacun de ses termes, cette phrase de Péguy – ce socialiste réputé anarchisant qui admirait tant le grand ministre de l’Intérieur que fut Waldeck-Rousseau – sur l’école normale d’instituteurs qui jouxtait son école primaire à Orléans dans les années 1880 : elle « semblait un régiment inépuisable. Elle était comme un immense dépôt, gouvernemental, de jeunesse et de civisme. »
Arnaud Teyssier – Paru dans Le Figaro, 19 février 2015