Livre – «Pourquoi êtes-vous pauvres?» – William T. Vollmann
Pierre Pascaud m’a écrit ceci qui me paraît intéressant à partager.
« Je me permet de vous conseiller le dernier Vollmann dont voici « une bonne feuille » qui nous concerne directement mais aussi un des bouquis précédents. »
«Pourquoi êtes-vous pauvres?», par William T. Vollmann Par William T. Vollmann (Écrivain)
«Je suis un propriétaire petit-bourgeois. Mon immeuble est un ancien restaurant situé au coin d’un parking, juste en dessous du pont de la voie ferrée, où se réfugient les sans-abri. Des gens dorment dans mon parking. Certains y restent des mois, il en est d’autres que je ne croise qu’une fois. Ma mémoire visuelle s’est détériorée depuis que j’ai eu une série d’attaques cérébrales mineures, et je ne mets des noms sur les visages que si on me répète ces noms plusieurs fois, en insistant. Les gens qu’il m’arrive de reconnaître pour de bon me tolèrent, plaisantent avec moi et, je le pense sincèrement, m’apprécient. Je crois cela parce que je leur dis toujours qu’ils peuvent camper ici aussi longtemps qu’ils le désirent. Parfois, quand je les connais et qu’ils me le demandent, et à l’occasion, même s’ils ne me le demandent pas, je leur donne des petites choses: une bouteille pour se saouler ou un peu d’argent, par exemple. J’amène ma petite fille pour qu’elle leur dise bonjour quand elle est chez moi, car je ne voudrais pas qu’elle grandisse avec un sentiment de dédain pour les pauvres gens, ou qu’elle les craigne sans raison. Je n’ai pas peur des gens que je connais. Non contents de m’apprécier, ils ne doivent pas manquer de parler de moi dans mon dos. Si j’étais eux, c’est ce que je ferais. Leurs plaisanteries se réfèrent souvent à mon incapacité comique à les inviter chez moi, afin qu’ils boivent mon whisky et baisent dans mon lit. Je sors toujours pour les voir; jamais je ne les laisse venir chez moi. Ainsi que l’énonce un fortune cookie qu’a reçu mon meilleur ami Ben: aimez-les tous, mais ne faites confiance qu’à quelques-uns. C’est pour cette raison que mes rideaux sont toujours tirés et que j’ai collé des plaques d’aluminium à l’intérieur des fenêtres qui donnent sur le parking.
Biographie Né en 1959 à Los Angeles, William T. Vollmann est écrivain, photographe, journaliste et peintre. Il est l’auteur d’une quinzaine de livres. La nuit, quand je sors de mon immeuble, il m’arrive souvent de voir des gens dont je ne me souviens pas, et ils sont parfois moins amicaux que ceux que je connais. Peut-être est-ce l’un d’entre eux qui a déféqué sur le mur extérieur de ma maison? Bientôt, j’achèterai un tuyau d’arrosage pour nettoyer cette souillure, mais où le laisserai-je ensuite? Si je le mets dehors, il faudra que je l’enferme dans une boîte fixée au mur. Si je le rentre à l’intérieur, je ramènerai chez moi le remugle de l’urine à travers laquelle je l’aurai traîné.
Ces sans-abri sont plus nombreux pendant les nuits d’été. Parfois, ils font brûler leur feu de camp plus près de ma maison que je ne le voudrais. Je ne dis rien, pas parce que j’ai peur, mais parce que je pense que ce serait une erreur tactique et que ma demande ne serait pas suivie d’effets et que je ne suis en mesure d’en vérifier la bonne application autrement que de temps à autre. Ma meilleure arme pour préserver mon immeuble, c’est la confiance que j’essaye de gagner. Bien évidemment, je suis gentil par nature – en tout cas, je pense sincèrement l’être. J’essaye de manifester de la gentillesse sans but précis, et surtout pas pour transformer l’intimidation en gratitude. La nuit, j’approche des feux de camp et des fumées de crack expirées par des hommes de haute taille que je ne vois pas distinctement, tends ma main, me présente comme le propriétaire du lieu, et leur dis qu’ils sont les bienvenus. S’ils sont assis ou allongés à plus de soixante centimètres de ma porte blindée, je m’oblige à ne pas leur dire de s’en aller. Pour dire la vérité, j’aime les sans-abri, et cela me rend heureux de sentir que j’ai une âme charitable. Ces gens de la nuit acceptent ma poignée de main sans enthousiasme, mais sont parfois agréablement surpris par ma bonhomie. Ils savent comme moi qu’ils pourraient m’agresser dans cette pénombre et que je n’aurais pas le moindre recours.
Quand j’ai pris possession la première fois de cette propriété, j’ai immédiatement pris un contrat avec une société de surveillance. Le parking était déjà équipé de détecteurs de mouvements. Nuit après nuit, la société me réveillait pour m’apprendre que l’alimentation de l’alarme venait juste d’être coupée. Pour des raisons en relation avec la législation anti-incendie de Californie, un coupe-circuit devait être installé sur le mur extérieur. J’en vins à comprendre que les lumières du détecteur de mouvements devaient gêner les gens qui dormaient dans mon parking, et que, pour cette raison, ils coupaient le courant. Ils m’assurèrent qu’ils avaient aperçu le coupable et l’avaient averti: c’était un Portoricain, m’affirmèrent-ils, pas un Noir comme eux. Je fis semblant de les croire et demandai à un ouvrier d’enfermer l’interrupteur dans une boîte métallique verrouillée. A partir de cette nuit-là, c’en fut fini des coupe-circuits de l’alarme.
Quelqu’un enleva un barreau d’une de mes fenêtres, un autre tira dessus au point qu’il fallut faire réparer l’encadrement; des gens abandonnèrent des chaises sur mon toit. Aucun de ces agissements peu radicaux ne m’effraya. Mais je savais bien que l’alarme ne sauverait pas mes biens, elle ferait beaucoup de bruit, c’est tout.
Mon immeuble était tagué de temps à autre; je passais de la peinture sur le graffiti. Je ne pense pas que mes amis sans-abri étaient les coupables. Ils dirent qu’ils avaient vu les taggueurs, et me les décrivirent; je fis semblant de les écouter.
Très rarement, des criminels traînaient dans mon parking la nuit, des hommes qui étaient agressifs, menaçants et – de mon point de vue de petit-bourgeois – insolents. Je mettais un point d’honneur à décliner toutes leurs demandes, mais je leur parlais plus poliment que je ne l’aurais aimé parce que j’avais peur. Etaient-ils pauvres? Ils devaient l’être, en quelque manière, pour s’amuser ainsi sur mon parking…
Au Nouvel An, je tombai d’une échelle et me blessai au genou. C’était en milieu d’après-midi. Je revenais en boitillant de l’épicerie et j’étais arrivé à deux rues de mon parking quand trois jeunes adolescents noirs insistèrent pour que je leur donne ma nourriture, dont la moitié était pour moi et l’autre pour les deux hommes qui étaient les résidents les plus assidus de mon parking. Je refusai, et l’insistance du chef se transforma en ordre. Pendant tout ce temps, j’avais continué à me diriger vers ma forteresse, m’efforçant d’ignorer ce que je ne pouvais pourtant éviter. L’ordre du chef se fit plus pressant et plus menaçant. Une fois de plus, je refusai, et il me demanda, furieux, pourquoi je ne m’exécutais pas. Je lui répondis que je n’avais tout simplement pas envie de lui donner quoi que ce fût. Je les avais dépassés et je leur tournais désormais le dos. J’étais plein de haine et de colère qu’ils s’en fussent pris à moi alors que j’étais en si piteux état, mais ce que je ressentais surtout, c’était de la peur.
« OK, les gars, dit le chef. On va se le faire. Un, deux, trois ! » Je continuais à avancer, sans jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule. Personne en vue. Je m’attendais à tout moment à sentir leurs coups, mais je refusais de faire attention à eux. Je reste fier de ça. « Allez, c’est bon, on déconnait », finit par dire le chef.
Quelques nuits plus tard, je le retrouvai à l’arrêt de bus où j’attendais, et il me balança un coup sans prévenir. Je le regardai dans les yeux, sans réagir, car je savais trop bien que toute réaction que j’aurais pu avoir eût été à la fois trop tardive et insuffisante; un grand gaillard l’attrapa par derrière au dernier moment et le secoua. Je ne dis mot et ouvris un livre.
Mais ce n’était pas de pauvres gens, n’est-ce pas? Juste de jeunes cons en train de mal tourner.
Ceux qui déféquaient sur mon mur extérieur, ceux-là, oui, étaient de pauvres gens. Je m’étais renseigné pour louer des toilettes mobiles à leur usage, mais on m’avait répondu que je pouvais être poursuivi par les autorités municipales pour incitation à la nuisance.
Deux jours après avoir passé mon samedi à nettoyer les excréments sur mon mur et payé 120 dollars à un ouvrier pour laver le tout avec un nettoyeur à haute pression, je rentrai chez moi pour une heure en milieu d’après-midi, et quand je ressortis, il y avait encore plus d’excréments dans le parking; le lendemain matin, il y en avait encore plus sur le mur, et c’est le moment où l’homme qui dormait sur le parking et que j’avais donc suspecté d’être le coupable choisit pour venir me voir et me soutirer de l’argent. Sans manifester de brusquerie à son égard, je refusai. J’étais un riche au triste visage; je me sentais exploité.
« Il faut que tu installes des clôtures », n’arrêtaient pas de me dire mes amis.
Parfois, je crains qu’ils ne rentrent par le toit. Je rentre de voyage, je trouve une chaise ou un cageot contre mon mur, et je me demande s’ils ont essayé de monter sur le toit. »
©Actes Sud 2008
«Pourquoi êtes-vous pauvres?», par William T. Vollmann, traduit de l’anglais par Claro, Actes Sud, 420 p., 24 euros (en librairie le 3 septembre).
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